Sommaire
GENÈSE ET MÉTHODE D’APPROCHE DES RÉCITS
LECTURE DU RÉCIT DE MATTHIEU
LECTURE DU RÉCIT DE LUC
L’annonce faite à Marie
La visite à Élisabeth
Le recensement
Couché dans une crèche
Les bergers
- Introduction
- Détournement d'Isaïe
- Interprétation des faits
- Apôtres et disciples
Le nom de Jésus
La purification
Un homme appelé Syméon
Le signe de la contradiction
L’épée
Anne la prophétesse
Marie gardait ces paroles
CONCLUSION
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Les bergers, apôtres et premiers disciples de Jésus
Il est temps de suivre les bergers, qui se rendent à Bethléem tout de suite après que les anges s’en retournent au ciel. On peut affirmer qu’après l’annonce de l’ange, ils ne sont pas des bergers comme les autres bergers mythologiques, puisque maintenant ils savent. Il ne peut leur arriver de « trouver » un enfant, mais seulement de le reconnaître comme étant celui qu’ils connaissent par révélation. Il convient d’analyser leur propos : « Allons… et voyons la parole qui a été faites et que le Seigneur nous a fait connaître » (Lc 2:15).
On y distingue l’accomplissement de la parole (rema to gegonos) de sa manifestation (agnorisen). Ainsi l’évangile demeure un processus de parole, en tant qu’accomplissement de la parole par la parole, c’est-à-dire de la prophétie par l’annonce du signe. Les bergers ont entendu cette parole, puisque l’ange la leur a annoncée. S’ils décident maintenant d’aller à Bethléem, ce n’est pas pour l’écouter de nouveau, mais pour la « voir ».
Mais cette parole a-t-elle été faite, sinon dans l’évangile par le symbole de la crèche ? Ainsi leur propos d’aller voir la parole qui « s’est faite » traduit le mouvement de la foi, qui vise à reconnaître le messianisme de Jésus par la lecture de l’évangile. L’action des bergers n’est qu’une représentation scénique de l’approche de la foi.
Lorsque les bergers arrivent, « ils trouvent Marie, Joseph, et le petit enfant couché dans une crèche » (Lc 2:16). Notons que le verbe ne signifie pas à proprement parler « trouver », mais « re-trouver », au sens de découvrir ( aneuran). Il marque donc un recul par rapport au simple fait de « trouver », en sorte que Jésus n’apparaît plus comme un enfant trouvé, mais découvert dans le cadre de l’accomplissement de la parole. S’il avait été seulement « trouvé » (eurete), les bergers ne l’auraient pas vu « couché dans une crèche », mais exposé dans une corbeille.
Il est possible aussi de dire que l’action des bergers se rapporte en premier lieu au processus symbolique, lui-même exprimé par la crèche. Les premiers bergers ont été Luc et son Église, les poètes de ce symbole, ceux-là même qui ont couché Jésus dans la crèche. Ce processus de foi est aussi mis en évidence par les paroles qui décrivent le moment de reconnaissance : « Après l’avoir vu, ils racontèrent ce qui leur avait été dit au sujet de ce petit enfant. Tous ceux qui entendirent furent dans l’étonnement de ce que leur disaient les bergers » (Lc 2:17-18).
Du fait qu’ils ne voient pas un enfant exposé mais couché dans une crèche, ils perçoivent l’exposition comme un signe. Ils s’approchent donc du phénomène comme on s’approche d’un mot, d’un symbole : leur voir est une lecture. L’enfant est ainsi soustrait au fait pour être situé au niveau de la parole. Les bergers « racontent », un discours naît de cette lecture.
Il est significatif de constater que le verbe qui exprime l’acte de ce discours est celui-là même qui a exprimé l’annonce de l’ange aux bergers, « eknirizo ». On peut traduire ce verbe par « faire savoir », « annoncer », « déclarer », « rendre public ». C’est le verbe approprié à la révélation de Jésus et à la prédication de l’Église. Dans ce texte, il désigne d’abord le surgissement de la parole au moment de l’interprétation du passage d’Isaïe, le moment où l’Église découvre que l’enfant trouvé est un enfant donné, révélé, offert par Dieu comme sauveur. Il désigne ensuite la proclamation par l’Église de cette révélation : la prophétie passe de l’écrit au niveau de la parole, du silence du texte au dire de l’Église.
Ces bergers, ce sont les apôtres et les premiers disciples de Jésus, qui sortent du silence pour annoncer au monde encore enveloppé dans les ténèbres l’accomplissement de la parole.
Au niveau de l’épisode, on peut s’étonner de l’étonnement des personnages du récit à la parole des bergers, car ne s’agit-il pas de Marie et de Joseph ? Comment peuvent-ils s’étonner quand les bergers ne disent que des choses sur lesquelles Marie a été renseignée par l’ange de Dieu ? Il faut dire que le référent fait éclater la cohérence littéraire et sémantique du récit. Oubliant les limites symboliques des personnages, Luc fait jouer à Marie et Joseph l’expérience vécue par ceux qui ont cru à la parole des apôtres, en même temps qu’il personnifie ceux-ci et les prédicateurs de l’Église par les bergers. Transposé du niveau de la signification à celui de la symbolisation, la parole éclate par une surcharge de sens.
Les bergers ne trouvent pas l’enfant, mais ils le découvrent et le reconnaissent dans une synthèse de langage créatrice et bouleversante. Elle est créatrice dans la mesure où ils parviennent à joindre la révélation et le signe et à voir le Christ : devenue parole, la prophétie s’inscrit dans le symbole. Mais elle est aussi bouleversante parce que, pour voir, les bergers entrent dans une situation de rêve, ne saisissant l’événement que par la sublimation de l’image.
Ils étaient un peuple qui marchait dans la nuit et qui n’existait que pour la mort, mais au moins vivaient-ils concrètement, s’en tenant aux faits ; maintenant ils voient, enveloppés de lumière, mais ils vivent dans un univers imaginaire où le fait a été réduit à la parole, la parole à l’image.
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